Un vieux bateau et la mer

Peu après mon arrivée aux 8 Pillards (vous savez, cette ancienne usine de brûleurs industriels abandonnée puis réinvestie par huit structures artistiques ou associatives qui accueille désormais mon atelier), un étonnant projet a pris vie sous mes yeux : un bateau à taille réelle était assemblé de la coque au mat en passant par toute la charpente, le tout… en carton ! Son auteur est l’artiste Pierre Blanchard, dit Piero. Rapidement, je comprends que ce n’est pas un bateau comme les autres et que Piero et moi avons des choses à nous dire. 

L’usine Pillards avec les docks marseillais en arrière plan

Tout commence il y a 7 ans, Piero prend un verre avec son ami, le sculpteur Malik Ben Messaoud. Ils discutent des migrants et du parcours du combattant pour obtenir des papiers. À un moment, Piero lance «  avec ce qu’il te font faire comme papiers, tu as de quoi te faire un bateau ». Il faut dire, il parle à un professionnel, le support de prédilection de Malik pour ses sculptures, c’est le papier mâché ! Mais Malik décède prématurément en 2015 à seulement 46 ans et l’idée du bateau en papier mâché prend le large. 

C’est en intégrant les 8 Pillards en 2020, alors que le sujet des migrants est plus que jamais d’actualité, que Piero comprend qu’il tient enfin un lieu à la hauteur de son projet. Construire un bateau à taille réelle oui, mais quel bateau ? Il lui revient à l’esprit la légende de la fondation de Marseille. Celle d’un bateau venu de Grèce et d’un mariage entre le Phocéen Protis et la Gauloise Gyptis. Comme une évidence, il comprend que c’est ce bateau là qu’il veut construire, comme pour rappeler qu’à Marseille, tout à commencé par un métissage. 

D’où que l’on vienne, à Marseille, on partage la même mer, le même coin de rocher” nous rappelle Pierre Blanchard dit Piero, ici dans son atelier aux 8 Pillards

Petit détour par le mythe de la fondation de Marseille

Nous sommes en 600 avant JC quand un petit groupe de courageux mené par le jeune Protis quitte Phocée, en Grèce d’Asie mineure à bord d’une petite mais solide embarcation. Après une escale à Rome, ils décident de s’aventurer plus loin qu’aucun autre Grec auparavant. Arrivés dans le golf de Fos, non loin de l’embouchure du Rhône, les marins trouvent les lieux si beaux qu’ils décident de s’y attarder un instant. Sans le savoir, ils mettent le pied sur le territoire des Ségobriges. 

Les Ségobriges ? Si ce peuple celtique a laissé peu de traces dans notre mémoire historique, il est pourtant l’un des plus ancien peuple gaulois connu. Leur territoire vaste et puissant s’étend du Rhône jusqu’au contreforts de Marseille, tout autour de l’Étang de Berre.

Or, le jour du débarquement de nos valeureux phocéens n’est pas un jour comme un autre, c’est celui du mariage de Gyptis, la fille de Nannos, roi des Ségobriges. Pour ne pas contrarier les lois de l’hospitalité celtique, les autochtones proposent aux nouveaux venus d’assister à la noce et de découvrir la tradition nuptiale : la future mariée se présente avec une coupe remplie d’eau, fait le tour des prétendants et offre sa coupe à l’élu de son choix. En ce jour de fête, tous les princes celtes des environs ont fait le déplacement. Mais après un premier tour des convives, Gyptis s’arrête devant celui qui s’y attend le moins, Protis, notre beau navigateur grec ! Son père Nannos, intrigué mais convaincu qu’il s’agit là d’une volonté des Dieux accepte cette union inattendue. Prodigue, il offre même au jeune Phocéen une terre « au fond d’un golfe, et comme dans un coin de la mer*».

La terre qui abritera l’ainée des villes de France, Marseille. 

Mais l’entente entre les Celtes et les Grecs ne dure pas. Nannos s’inquiète des ambitions de son gendre. Lui qui pensait lui avoir légué un territoire rocailleux et sans valeur comprend que si les Phocéens sont de mauvais agriculteurs, ils sont en revanche de très bons marins ! Depuis le port de Massalia, les Grecs prennent le contrôle des mers, laissant aux Celtes les terres intérieures. Par la mer, ils font venir le vin et les jarres en céramique capables de stocker ce précieux liquide. Grâce à ce commerce lucratif, les Phocéens dominent rapidement la région et fondent de nouvelles citées, les actuelles Avignon, Nice ou Aléria en Corse. Malgré une résistance des Ségobriges, le destin est plié. Et tant mieux pour nous ! Car après la vigne, c’est l’olivier que les Grecs introduisent en Gaule. On remercie donc Gyptis pour son bon goût !

Mais retrouvons Piero où nous l’avions laissé

Au cours de ses recherches sur ce premier bateau mythique, il tombe sur un documentaire qui raconte l’histoire du navire retrouvé en 1993 dans le centre de Marseille lors de fouilles archéologiques. Le reportage retrace la volonté un peu folle, vingt ans plus tard, d’un groupe d’ingénieurs, d’archéologues et de scientifiques de reconstruire ce bateau de 2 600 ans avec les techniques de l’époque. Avec le soutien du CNRS, il leur faut sept mois pour achever la construction du fameux bateau grec, tresser sa charpente avec des fils de lins, assembler sa coque sans une seule vis ni clou et étanchéifier le tout grâce à de la cire d’abeille. Cette reproduction, mise à l’eau en 2013, est appelée le Gyptis, en hommage à la fondatrice de Marseille.

Pendant le générique du documentaire, un nom attire son attention : Pierre Jacquot, crédité comme ingénieur maritime sur le projet Gyptis. Ce nom il le connait bien : Pierre, il le croise tous les jours aux 8 Pillards ! Ni une ni deux, il lui envoie un message et lui demande les plans du bateau. 

Pierre Jacquot en train d’apporter les dernières finissions à son Gyptis en 2013

Un coup de fil au CNRS plus tard, Piero se retrouve avec les plans du tout premier bateau débarqué à Marseille. Il concède quelques mètres à l’original de dix mètres de long, le sien en fera sept. Pour ce qui est de la technique, il renonce à coudre les lattes entre elles, comme l’original et la copie de 2013, et se contente de carton, d’un cutter et d’un pistolet à colle. Avec l’aide d’un ami, Alexandre Gennetier, il lui faut un mois pour réaliser son Gyptis. 

Et maintenant ? Pas question de laisser le bateau, renommé OFPRAIL, clin d’oeil de ce fan d’aïoli à Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, s’échouer au plafond des 8 Pillards. Non, son Gyptis partira bientôt pour une croisière éphémère vers une destination improbable. Je ne vous en dis pas plus… pour le moment !

*Extrait des Histoires philippiques de Trogue Pompée, aujourd’hui perdues mais résumées par l’historien romain Justin 

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