Le saint des seins

J’ai eu quelques fois l’occasion d’aborder le sujet de la maternité dans cette lettre : 

  • Ici, nous faisions un tour d’horizon des maternités, souvent contrariées, de nos déesses 
  • , je vous racontais l’accouchement de Leto à Délos
  • Pendant le confinement, nous avons étudié le cas de Héra, déesse du mariage mais certainement pas de la maternité (malgré ce qu’on a essayé de nous faire croire)
  • Ou encore à travers la paternité très maternelle de Zeus

J’en conviens, ce « quelques fois » est un euphémisme : les liens complexes qui lient les mères à leurs rejetons dans la mythologie me passionnent. Et comme si j’avais besoin d’encouragements, une double actualité me force à me pencher, une fois de plus, sur le sujet !

  1. La fête des mères qui approche à grands pas (le dimanche 4 juin, vous avez un cadeau ?
  2. La sortie de deux livres qui m’ont beaucoup intéressés : Les Grecques. Destins de femmes en Grèce antique de Aurélie Damet et Allaiter de l’Antiquité à nos jours. Histoire et pratiques d’une culture en Europe de Véronique Dasen de Francesca Prescendi*. 

Alors c’est décidé, aujourd’hui, on parle de la mère dans sa fonction nourricière. Mais faites confiance à la mythologie pour apporter une vision, disons peu conventionnelle, de l’allaitement !

Détail d’une céramique grecque du IVème siècle avant JC.

Si on regarde de plus près, les mythes qui s’y intéressent impliquent en effet assez peu les mères elles-mêmes. Et quand elles le sont, c’est pour leur reprocher de ne pas avoir allaité leurs bébés.

C’est le cas tragique de Clytemnestre, qui, épuisée d’avoir donné le sein à ses trois premiers enfants, confie cette tâche à une nourrice pour son petit dernier, Orestre. Mauvaise idée ! Quand des années plus tard, ce même Orestre s’apprête à lui trancher la gorge pour venger son père, elle tente de l’amadouer avec un mensonge « Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés », mais Oreste ne se laisse pas avoir par le sein dénudé de sa mère et l’égorge sans frémir. 

Oreste massacrant Egisthe et Clytemnestre de Bernardino (1654)

En revanche, la mythologie foisonne d’histoires de nourrices, qu’elles soient mortelles comme Euryclée ; ou Ino, qui en donnant le sein à Dyonisos deviendra Leucothée divinité protectrice des marins ; ou même animales comme la chèvre Amalthée qu’on ne présente plus, ou la biche qui recueille Téléphe, fils d’Héraklès et de la mortelle Augé. 

Mais l’histoire d’allaitement la plus fameuse est celle d’Héraklès. Il s’agit du mythe étiologique de l’origine de la Voie lactée. 

Le récit commence avec une petit nourrisson laissé seul sur une plaine de Grèce. Ce chérubin en détresse a été abandonné par sa mère Alcmène espérant ainsi échapper à la colère d’Héra. Car Alcmène s’est unie bien malgré elle avec Zeus et de cette union est né le dieu qui volera bientôt la vedette à tous les autres avec ses muscles saillants : Héraklès, encore prénommé Alcide. 

Comme le hasard fait bien les choses, voilà qu’arrivent sur cette plaine Héra et Athéna**, en pleine promenade digestive. Étonnée par la beauté et la vigueur du nourrisson, Athéna encourage Héra à la prendre au sein. Celle-ci ignore qu’il s’agit du fils illégitime de son mari et s’exécute avec joie. Mais le petit Héraklès lui tête le sein de façon si vigoureuse qu’elle l’éloigne violemment d’elle. Un surplus de lait gicle alors dans le ciel : c’est la création de la Voie lactée. 

L’Origine de la Voie lactée de Rubens (1636)

Quel comble ! La mère, Alcmène, censée protéger son enfant, l’abandonne quand la marâtre, d’habitude si peu encline à pouponner, le nourrit.

Cet évènement n’est pas sans conséquence pour notre jeune dieu puisqu’il développe alors une relation privilégiée avec sa belle mère, jusqu’à prendre son nom (Héraklès signifie « à la gloire d’Héra »). Ces fameuses gouttes de lait sorties du sein de la déesse dessinent pour Héraklès la porte d’entrée de l’Olympe. Car par cet allaitement, Héraklès change de statut et devient un dieu olympien.

Quant à Alcmène, elle est emmenée par Zeus à la fin de sa vie sur les îles des Bienheureux, lieu délicieux des Enfers où les âmes vertueuses goûtent un repos bien mérité après leur mort. Enfin une fin heureuse pour une maman !

Retiens la nuit

Hypnos n’est pas un dieu comme les autres. Personnification du sommeil, il est le fils de Nyx, la Nuit, et le frère jumeau de Thanatos, la Mort. C’est vous dire la crainte qu’inspire le sommeil chez nos anciens amis. Il n’est pas des divinités que l’on contrarie, au contraire il est très utile de l’avoir dans sa poche pour faire avancer ses manigances. Quand Héra souhaite solliciter son aide pour endormir Zeus et l’empêcher de porter secours aux Troyens, elle va jusqu’à l’appeler « maître de tous les dieux et de tous les hommes »*.  Pas partisan pour un sou, après Héra, c’est son mari Zeus qu’Hypnos va épauler dans l’histoire que je vais vous raconter, celle de la naissance du plus populaire de tous les Dieux : Heraklès. 

Tête d’une statue en bronze représentant Hypnos, copie romaine d’un original hellénistique (environ 275 av. J.-C.)

Tout commence quand les Taphiens et les Téléboens, redoutables pirates de la mer Ionienne et pilleurs de villes, débarquent à Mycènes, cité du Nord du Péloponèse pour voler les troupeaux du roi Éléctryion. Les huit fils du roi et de la reine Anaxo sont tués pendant la bataille laissant derrière eux leurs parents ainsi que leur petite soeur, Alcmène. Ni une ni deux, le père endeuillé prend la mer pour une expédition punitive et donne les clés de la ville à son neveu, Amphitryon ainsi que la main de sa fille Alcmène. 

Une ville et une épouse d’un seul coup, Amphitryon pense avoir touché le gros lot. Seulement, Alcmène ne l’entend pas de cette oreille et lui affirme qu’elle ne partagera pas son lit tant que ses frères ne seront pas vengés. Le nouveau roi se résigne alors à partir à son tour faire la guerre contre les Taphiens et les Téléboens et laisse sa belle reine seule au palais.

Alors qu’Amphitryon connait de grandes victoires en mer Ionienne,Zeus profite de son absence pour tromper Alcmène. Le dieu prend l’apparence du roi et entre au palais triomphant. Il annonce à Alcmène qu’il a vengé ses frères et réclame les faveurs qu’elle lui refusait jusque là… Mais derrière ce viol se cache bien plus que le simple plaisir de la chair. Zeus a une autre idée derrière la tête : il souhaite par cette union mettre au monde le plus grand de tous les héros. Comme une telle tâche ne peut pas s’accomplir en une seule nuit, par l’intermédiaire d’Hermès, il demande de l’aide à Hélios, le Soleil et à Hypnos, le Sommeil. Afin que cette nuit dure trois nuits, Hélios éteint ses feux solaires, détèle son char et reste tranquillement chez lui le lendemain. Quant à Hypnos, il est chargé d’endormir l’humanité toute entière d’un si profond sommeil pour que personne ne s’aperçoive de ce détour temporel. 

Jupiter et Alcmène gravure de Nicolas Tardieu (1729)

Ainsi, pendant trente-six heures, Alcmène s’offre à son soit-disant mari. Quand le vrai Amphitryon revient le lendemain et annonce sa victoire, il est étonné du manque d’enthousiasme de sa femme. Et quand il tente de l’emmener dans leur chambre à coucher, la reine lui annonce qu’autant elle était prête à écouter le récit du combat une deuxième fois pour lui faire plaisir, mais que pour ce qui est de retourner au lit, la réponse est non. Elle est bien trop épuisée par la nuit qu’ils viennent de passer. Interloqué, Amphytrion se précipite chez le devin Tirésias qui lui révèle le pot aux roses. Mais quand on est fait cocu par le roi des Dieux, il n’est pas facile de se venger. Le pauvre Amphytrion n’osa plus jamais toucher sa femme, de peur de s’attirer les foudres de la jalousie divine. 

Neuf mois plus tard, Alcmène accouche d’un demi-dieu, Heraklès, destiné à de très grandes choses. Mais c’est une autre histoire !

* Iliade, Chant XIV, vers 233