Le saint des seins

J’ai eu quelques fois l’occasion d’aborder le sujet de la maternité dans cette lettre :
- Ici, nous faisions un tour d’horizon des maternités, souvent contrariées, de nos déesses
- Là, je vous racontais l’accouchement de Leto à Délos
- Pendant le confinement, nous avons étudié le cas de Héra, déesse du mariage mais certainement pas de la maternité (malgré ce qu’on a essayé de nous faire croire)
- Ou encore à travers la paternité très maternelle de Zeus
J’en conviens, ce « quelques fois » est un euphémisme : les liens complexes qui lient les mères à leurs rejetons dans la mythologie me passionnent. Et comme si j’avais besoin d’encouragements, une double actualité me force à me pencher, une fois de plus, sur le sujet !
- La fête des mères qui approche à grands pas (le dimanche 4 juin, vous avez un cadeau ?)
- La sortie de deux livres qui m’ont beaucoup intéressés : Les Grecques. Destins de femmes en Grèce antique de Aurélie Damet et Allaiter de l’Antiquité à nos jours. Histoire et pratiques d’une culture en Europe de Véronique Dasen de Francesca Prescendi*.
Alors c’est décidé, aujourd’hui, on parle de la mère dans sa fonction nourricière. Mais faites confiance à la mythologie pour apporter une vision, disons peu conventionnelle, de l’allaitement !
Si on regarde de plus près, les mythes qui s’y intéressent impliquent en effet assez peu les mères elles-mêmes. Et quand elles le sont, c’est pour leur reprocher de ne pas avoir allaité leurs bébés.
C’est le cas tragique de Clytemnestre, qui, épuisée d’avoir donné le sein à ses trois premiers enfants, confie cette tâche à une nourrice pour son petit dernier, Orestre. Mauvaise idée ! Quand des années plus tard, ce même Orestre s’apprête à lui trancher la gorge pour venger son père, elle tente de l’amadouer avec un mensonge « Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés », mais Oreste ne se laisse pas avoir par le sein dénudé de sa mère et l’égorge sans frémir.
En revanche, la mythologie foisonne d’histoires de nourrices, qu’elles soient mortelles comme Euryclée ; ou Ino, qui en donnant le sein à Dyonisos deviendra Leucothée divinité protectrice des marins ; ou même animales comme la chèvre Amalthée qu’on ne présente plus, ou la biche qui recueille Téléphe, fils d’Héraklès et de la mortelle Augé.
Mais l’histoire d’allaitement la plus fameuse est celle d’Héraklès. Il s’agit du mythe étiologique de l’origine de la Voie lactée.
Le récit commence avec une petit nourrisson laissé seul sur une plaine de Grèce. Ce chérubin en détresse a été abandonné par sa mère Alcmène espérant ainsi échapper à la colère d’Héra. Car Alcmène s’est unie bien malgré elle avec Zeus et de cette union est né le dieu qui volera bientôt la vedette à tous les autres avec ses muscles saillants : Héraklès, encore prénommé Alcide.
Comme le hasard fait bien les choses, voilà qu’arrivent sur cette plaine Héra et Athéna**, en pleine promenade digestive. Étonnée par la beauté et la vigueur du nourrisson, Athéna encourage Héra à la prendre au sein. Celle-ci ignore qu’il s’agit du fils illégitime de son mari et s’exécute avec joie. Mais le petit Héraklès lui tête le sein de façon si vigoureuse qu’elle l’éloigne violemment d’elle. Un surplus de lait gicle alors dans le ciel : c’est la création de la Voie lactée.
Quel comble ! La mère, Alcmène, censée protéger son enfant, l’abandonne quand la marâtre, d’habitude si peu encline à pouponner, le nourrit.
Cet évènement n’est pas sans conséquence pour notre jeune dieu puisqu’il développe alors une relation privilégiée avec sa belle mère, jusqu’à prendre son nom (Héraklès signifie « à la gloire d’Héra »). Ces fameuses gouttes de lait sorties du sein de la déesse dessinent pour Héraklès la porte d’entrée de l’Olympe. Car par cet allaitement, Héraklès change de statut et devient un dieu olympien.
Quant à Alcmène, elle est emmenée par Zeus à la fin de sa vie sur les îles des Bienheureux, lieu délicieux des Enfers où les âmes vertueuses goûtent un repos bien mérité après leur mort. Enfin une fin heureuse pour une maman !