Petit mais costaud

Peut-on être immortel et vulnérable à la fois ? Autrement dit, les divinités de la mythologie ont-elle droit à la petite enfance, à ce premier âge, celui où la survie est entièrement entre les mains (ou les pattes, nous le verrons) de celles et ceux qui prennent soin de nous ?

Ce paradoxe, les mythes peinent à le contourner quand ils nous font le récit des origines de nos dieux et déesses favorites. Mieux encore, ils semblent se contredire sans que cela ne pose problème à qui que ce soit ! Tandis qu’Athéna nait toute grandie, armée jusqu’aux dents et en pleine possession de ses facultés divines, d’autres, comme son père Zeus, passent d’abord par la case nourrisson.

Laissez-moi rafraîchir votre mémoire et revenons justement sur la naissance de Zeus.

Son père Cronos redoutant de subir le sort qu’il a lui-même infligé à son paternel Ouranos, celui-ci préfère ne prendre aucun risque et avale donc chaque bébé qui naît de son union avec Rhéa. Enceinte de son petit dernier et lassée de voir ses enfants un par un gobés par son terrible mari, Rhéa met en place une supercherie : alors qu’elle vient de mettre au monde le petit Zeus, elle attend la nuit sombre pour le présenter à Cronos. Elle sait que son Titan de mari à l’intention de n’en faire qu’une bouchée alors elle remplace le bébé par une petite pierre dans le lange que Cronos, dans la pénombre, avale sans sourciller. 

La version du mythe par Nicolas Poussin qui, il faut le dire, ne fait la part très belle à notre chè(v)re Amalthée. 

Ouf ! Zeus est sauvé et il est envoyé en Crète sur les flancs du mont Égéon, auprès des nymphes. Difficile d’imaginer le roi des dieux en nourrisson sans défense. Pourtant, le petit Zeus partage avec les Hommes qu’il aimera et aidera tant cette fragilité originelle. Les nymphes chargées de sa protection choisissent soigneusement les nourrices en charge de son alimentation : la chèvre Amalthée est désignée pour son lait et l’abeille Panacris est sélectionnée pour son miel. Devant la grotte, les Curètes, divinités crétoises nées de la pluie, dansent en frappant leur bouclier avec leurs lances pour étouffer les pleurs du nouveau né. Une fois adulte, Zeus part sans plus attendre combattre son père. Avec l’aide de la Titanide Métis, il fait boire à Cronos une boisson émétique qui fait immédiatement vomir son père de toute la fratrie. Désormais en bonne compagnie, la guerre contre les Titans peut commencer…

On note au passage que les frères et soeurs de Zeus avalé.e.s par Cronos, n’étaient par mort.e.s mais seulement prisonnier.e.s du ventre de leur père. Au cours de cette deuxième gestation paternelle, Héra, Déméter, Poséidon et les autres s’aguerrissent. Car chez les Grecs, on ne se débarrasse pas facilement d’un bébé mis au monde ! Gobés par leur père, abandonnés en haut d’une montage comme Pâris et Oedipe ou jetés du haut de l’Olympe comme Héphaistos, mortels ou immortels, les nouveaux-nés ont toujours le don de survivre au sort que leur réserve leurs parents (et ont tendance à sacrément se venger par la suite). 

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre chèvre. 

Si c’est Amalthée qui est choisie pour nourrir le jeune dieu, c’est que la chèvre tient une place toute particulière dans le monde grec. Gardée en troupeau, parfois par des personnages illustres comme Ulysse qui en possède onze hardes sur son île d’Ithaque, elle existe aussi en grand nombre à l’état sauvage, faisant alors des ravages dans les plantations (et sur le bougainvillier de mon père, mais c’est une autre histoire). Familière et indomptable à la fois, elle est à l’intersection entre le sauvage et le civilisé. Elle se trouve dans un espace intermédiaire, un peu comme le petit Zeus dans sa grotte : pas encore tout à fait un Dieu sans être homme pour autant.

Zeus et son allaitement caprin n’est d’ailleurs pas un cas unique. C’est aussi l’histoire d’Asklepios, le fils d’Apollon et de Coronis et des jumeaux Philacis et Philander, nés de l’union entre Acacallis, fille du roi Minos et… d’Apollon, encore lui ! Cette lettre est dédiée à toutes les chèvres d’ici ou d’ailleurs. Coeur avec les cornes.

Dessin à la plume et à l’encre brune de Giulio Romano représentant les nymphes nourrissant Jupiter avec le lait de la chèvre Amalthée. 

Et si l’allaitement par une chèvre peut vous sembler incongru, que dire du cas du petit Pâris ! Abandonné dans la montagne suite au rêve prémonitoire de sa mère Hécube, il est secouru par une ourse qui pendant cinq jours et cinq nuits nourrit de son lait le prince troyen. Quand Agelaos, berger et serviteur de Priam et d’Hécube, revient pour vérifier que le bébé est bien mort et qu’il s’aperçoit avec stupeur qu’il a survécu, il n’a pas le coeur de le tuer et l’élève comme son propre fils. En attendant de croiser la route de trois célèbres déesses, Pâris devient berger, le plus sauvage des métiers, rien de très étonnant pour celui qui a été nourri par le plus sauvage des animaux. 

Qu’elle soit animale ou pas, la figure de la nourrice est omniprésente dans les récits de naissances mythologiques. La plupart des déesses semblent très pressées, une fois leur enfant mis au monde, de le confier à quelqu’une d’autre. Même la très maternelle Leto confie Apollon à peine mis au monde à l’île de Délos anthropomorphisée.

Et si le lien entre nourrice et nourrisson semble très banal dans les mythes, il n’en est pas moins puissant. L’exemple le plus connu de ce lien inaltérable est celui qui unit Ulysse et sa nourrice Euryclée. Quand il rentre (enfin) à Ithaque déguisé en mendiant, la vieille nourrice est une des toutes premières à le reconnaître grâce à une cicatrice qu’il possède sur la cuisse. Pourtant assise à leurs côtés, Pénélope, elle, est incapable d’identifier son mari qu’elle attend fidèlement depuis tant d’années. Ce trio formé par Euryclée la nourrice, Ulysse costumé et Pénélope rongée par la tristesse inspire d’ailleurs les artistes depuis plus de trois mille ans ! En 2022, on peut admirer la scène sur des bas reliefs du 1er siècle avant JC au Metropolitan Museum de New York, sur des toiles du XVIIIe siècle au Louvre ou encore au musée des beaux arts de La Rochelle.

Je vous laisse avec ce petit florilège : 

Pour tous les trépieds du monde

Pour ce qui est des cadeaux, c’est l’intention qui compte. Mais l’intention est-elle toujours innocente ? N’y avait-il vraiment aucune arrière-pensées derrière ce vélo d’appartement, offert à son mari qui a pris un peu de poids ? Ou derrière ces costumes Arnys, gentiment donnés à cet homme politique ? Pour trancher la question, on se penche sur un épisode fameux de l’Iliade

Nous sommes au XIIème siècle avant JC et Troie est assiégée par l’armée grecque depuis dix longues années. Alors que tout avait plutôt bien commencé pour les troupes du Grec Agamemnon, le situation tourne désormais au vinaigre : Le troyen Hector enchaine les victoires depuis qu’Achille a déserté le champ de bataille pour exprimer sa colère contre Agamemnon qui a enlevé Briséis, sa captive. 

La reddition d’Achille de Briséis à Agamemnon sur une fresque de Pompéi, Ier siècle après JC

Entouré du sage Nestor, roi de Pylos, et du rusé Ulysse, Agamemnon commence à comprendre que se mettre à dos le seul guerrier capable de vaincre Hector n’était probablement pas une très bonne décision. Et quand on sait que toute cette histoire a commencé car son propre frère, Ménélas, souhaitait récupérer sa femme, Hélène, enlevée par le troyen Paris, on se dit qu’ils se seraient tous évités pas mal d’ennuis s’ils s’était retenus de capturer des femmes. Agamemnon ravale donc sa fierté et décide de convaincre Achille de reprendre les armes à leurs côtés. Courageux mais pas téméraire, il envoie Ulysse, Nestor et le vieil éducateur d’Achille, Phénix, comme émissaires.  

Arrivés dans la tente d’Achille, Ulysse prend la parole.

Pour commencer, il tente de l’attendrir et décrit la situation militaire calamiteuse. Il se désole « si cela continue comme cela, tous les Grecs risquent de mourir ici, à Troie* ». Face au visage fermé du héros, Ulysse tente la culpabilisation : s’il ne vient pas les sauver, c’est sûr,  Achille sera « saisi de douleur, car il n’y a point de remède contre un mal accompli ». Pourtant, toujours aucune réaction du héros.

Les manipulations psychologiques ayant échoué, Ulysse passe aux choses sérieuses et lui présente l’offre d’Agamemnon : « sept trépieds vierges du feu, dix talents d’or, vingt bassins qu’on peut exposer à la flamme, douze chevaux robustes qui ont toujours remporté les premiers prix par la rapidité de leur course », ainsi que des chevaux aux sabots massifs. Et ce n’est pas tout ! Il promet aussi « sept belles femmes Lesbiennes**», en plus de Briséis, qu’il lui rend volontiers, avec le serment qu’elle n’a jamais connu son lit. Le roi s’avance même en lui promettant des choses qu’il ne possède pas encore : la nef d’or et d’airain de Troie et les vingt plus belles femmes de la ville. Et si tout cela ne suffit pas, Agamemnon lui donne aussi la main d’une de ses trois filles, celle de son choix, et de sept villes en guise de cadeau de mariage ! Commencer par offrir des trépieds pour finir par des villes, on sent que la panique a pris le dessus.

Achille recevant les envoyés d’Agamemnon,  Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1801

Mais rien n’y fait.

Jamais à court d’idées, Ulysse tente alors d’appuyer sur un point sensible, son ego : « et tu tueras Hector qui viendra à ta rencontre et qui se vante que nul ne peut se comparer à lui ». Hélas, même cette insolence du Troyen ne parvient à venir à bout de la colère de notre héros décidément inébranlable. Sa réponse est sans équivoque: les « dons d’Agamemnon me sont odieux, et lui, je l’honore autant que la demeure d’Hadès» (autrement dit les enfers), c’est à dire assez peu. 

Incorruptible face aux cadeaux, Achille finit pourtant par reprendre le chemin du champ de bataille pour venger son ami Patrocle, tué par Hector. Et vous, les trépieds vous auraient-ils fait céder ? 

* Tous les extraits de l’Iliade viennent du Chant IX, traduction de Charles-René-Marie Leconte de L’Isle

** Originaires de l’île de Lesbos, cela ne s’invente pas.