Le cheval qui murmurait à l’oreille des Dieux

À l’image de la pomme de la discorde, dont je vous parlais lors de l’épisode précédent, les cadeaux dans la Mythologie ont la fâcheuse habitude de porter en eux une intention dissimulée. Avec la boîte de Pandore ou le cheval de Troie, elle nous invite à nous méfier de ces présents trop beaux pour être vrais. Le piège, toujours, se referme sur celui qui le reçoit. Hourra, ce n’est pas le cas de notre cadeau du jour. Mais l’intention innocente du donateur suffira-t-elle à protéger le bénéficiaire ? 

L’histoire du jour vous a été introduite la semaine dernière, il s’agit du cadeau de mariage de Posédion à Thétis et Pêlée, les chevaux Xanthe et Balios. Immortels, ils tirent leur noms de leurs robes : alezane pour l’un (de ξανθός / xanthos signifiant « blond ») et tacheté pour l’autre (de βαλιός / balios, « moucheté, tacheté »). 

Poséidon-Neptune et ses chevaux sur la fontaine de Trévise, à Rome

C’est avec le fils de Thétis et Pélée, Achille, que Xanthe et Balios rentrent dans la légende. 

Quand le héros part pour Troie, il les reçoit en cadeau de son père, Pélée.  Accompagné d’Automédon, fidèle cocher et conducteur de son char, ainsi que de son cousin Patrocle, Achille arrive à Troie. Sur la plage, devant les remparts de la ville, les deux chevaux immortels tiennent une place de choix dans le récit homérique si bien que dans l’Iliade toutes les prouesses guerrières du héros leur sont également attribuées. 

Le dos musclé de Patrocle et le regard perçant de Briséis sur une fresque de Pompéi

Mais voilà que ce nigaud de Ménélas se met à dos Achille en enlevant Briséis et que notre héros au talon fragile refuse de combattre. Du répit pour nos deux chevaux ? Hélas non ! Les voici de retour sur le champ de bataille avec sur le char non pas Achille, mais Patrocle, le cousin avide de faire ses preuves. Achille laisse partir son jeune ami à condition que celui-ci se contente de repousser les Troyens sans tenter de prendre la ville par lui-même. 

Le premier assaut de Patrocle est un succès. Hector et son armée de Troyens reculent et, encouragé par Zeus, Patrocle les poursuit jusque dans l’enceinte de la cité mythique… trahissant la parole donné à son illustre cousin.

C’est alors qu’Apollon entre en scène. Protecteur de Troie, il repousse par trois fois l’intrépide Patrocle et permet à Hector de le blesser fatalement. À peine Patrocle tué qu’Hector se précipite vers le char où se trouve encore Automédon tiré par Xanthe et Balios. Capturer la monture d’un ennemi vaincu, voilà une pratique qui semble tout à fait ordinaire, mais c’est sans compter la loyauté de nos deux chevaux qui filent à l’approche du prince Troyen.

Automédon ramenant les coursiers d’Achille des bords du Scamandre d’Henri Regnault, 1868

 

À ce moment, une fois de plus, les dieux s’en mêlent. Pas n’importe quel dieu d’ailleurs puisqu’il s’agit de Zeus en personne. Il s’approche du char et observe Xanthe et Balios. Laissons Homère nous compter ce moment douloureux : 

« Et de chaudes larmes tombaient de leurs paupières, car ils regrettaient leur conducteur ; et leurs crinières florissantes pendaient, souillées, des deux côtés du joug. Et Zeus fut saisi de compassion en les voyant »*

Zeus, qui s’illustre pourtant rarement pour sa sensibilité, se désole du sort des deux équidés : 

« Ah ! malheureux ! Pourquoi vous avons-nous donnés au roi Pélée qui est mortel, vous qui ne connaîtrez point la vieillesse et qui êtes immortels ? Était-ce pour que vous subissiez aussi les douleurs humaines ? Car l’homme est le plus malheureux de tous les êtres qui respirent, ou qui rampent sur la terre. »

C’est ici tout le drame de Xanthe et Balios, celui d’avoir introduit le mortel dans le divin. On se souvient que pour protéger l’ordre établi de l’Olympe, le roi des dieux a choisi un mortel, Pélée, pour s’unir à la divine Thétis. Xanthe et Balios, sacrifiés par les dieux, sont alors destinés à partager les peines de l’espèce humaine. Humains, trop humains comme dirait l’autre ! Peu empathique vis à vis des pauvres mortels, Zeus l’est beaucoup plus envers Xanthe et Balios. Le dieu empêche Hector de les capturer et leur permet de retourner à Achille. Tient-on notre happy end ? Loin de là !

Achille (tiré par Xanthe et Balios) traînant le corps d’Hector derrière son char, Brindisi, Ier siècle avant JC

De retour sur la plage avec les armées grecques, les deux chevaux, encore abattus par le deuil, doivent affronter la colère de leur maître, Achille, qui leur reproche de n’avoir pas rapporté la dépouille de Patrocle et demande leur aide pour l’affrontement à venir. À cet instant, Héra décide d’accorder la parole à l’un des deux, Xanthos, qui annonce au héros : 

« Certes, nous te sauverons aujourd’hui, très brave Achille; cependant, ton dernier jour approche. »

Immortels, bavards et possédant même le don de prophétie, décidément, ces chevaux-là ne sont pas comme les autres. La prédiction de Xanthos continue, il en profite pour se dédouaner au passage de toute responsabilité quant à la fin funeste du héros :

«  Quand notre course serait telle que le souffle de Zéphyr, le plus rapide des vents, tu n’en tomberais pas moins sous les coups d’un Dieu et d’un homme. »

Ce dieu, c’est Apollon, et cet homme, c’est Pâris, dont la flèche vient percer le talon du héros… 

Rassurez-vous, pour les deux chevaux qui n’avaient rien demandés, l’histoire finit bien : endeuillés une seconde fois, nos deux équidés au coeur sensible sont renvoyés chez Poséidon. La vie chez les Hommes est bien trop bouleversante pour de simples immortels ! 

* Chant XVII, traduction de Leconte de Lisle
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