Jarre sur la vie de ta mère !

Impossible d’entrer dans une vielle maison crétoise sans les admirer. Majestueuses, elles évoquent des temps anciens, quelques fois chaulées, elles peuvent servir de pot pour une plante ou rester fidèles à leur première mission, le stockage de denrées.

Ces grandes jarres s’appellent des pitharia (πυθαρια). Et je les aime car elles forment un fil rouge dans la culture grecque depuis des millénaires. Jamais, depuis les Minoéens, la Crète n’a cessé d’en produire et jamais les Crétois.e.s n’ont cessé de les utiliser. Bien sûr, les frigos et autres tupperwares les font passer pour des ringardes de la conservation. Il n’empêche, leur production est encore bien en vie et elles sont loin d’avoir dit leur dernier mot !

La culture de l’olivier est millénaire. Ce n’est pas seulement un argument marketing bien éculé lu au dos d’une bouteille d’huile d’olive de mauvaise qualité : c’est la clé pour comprendre en quoi les jarres ont joué un rôle central dans le développement de l’oléiculture. Car à quoi bon cueillir puis presser les olives si l’on ne peut ni conserver, ni transporter leur huile ? 

Alors nos ancêtres du monde Méditerranéen se mettent à la recherche d’un solution…

Et tout aussi étonnant que cela puisse paraître, la jarre n’est pas toujours l’option privilégiée. Étonnant oui, pour nous autres modernes qui avons arpenté les musées archéologiques de Grèce et du monde entier en constatant que la moitié des collections étaient constituées de céramiques. 

Pitharia entreposées devant une maison en travaux dans le village d’Adravasti. 

Cette extraordinaire capacité de conservation de la céramique a été immensément utile aux archéologues pour reconstituer la vie antique. Mais… cette même extraordinaire capacité de conservation a agit comme un miroir déformant. Je m’explique* ! Si la jarre a longtemps été considérée comme le principal moyen de conservation de l’huile d’olive, c’est simplement que sa grande concurrente, elle, ne s’est pas conservée et a été oubliée dans les fouilles de l’histoire.

Cette concurrente, c’est l’outre, fabriquée à partir de peaux de chèvres ou d’autres animaux. Légère, réutilisable, l’outre est longtemps la chouchoute des vendeurs antiques d’huile d’olive. Elles sont tellement courantes qu’une « chèvre d’huile », c’est à dire une outre en peau de chèvre contenant de l’huile devient même une unité de mesure usuelle que l’on retrouve dans de nombreux textes ! 

Idéales ces outres, sauf que… en Grèce notamment, le plus gros animal à disposition est la chèvre, qui ne permet pas de contenir plus de 40 à 50 litres. Pour la conservation et le transport de grandes quantités, il faut donc trouver d’autres solutions.

Jarres qui attendent d’être embarquées par bateau sur l’île de Skyros, milieu du XXème siècle. 

C’est ici que la céramique entre en jeu. Solides, étanches, capables de contenir des centaines de litres, les jarres ne manquent pas d’atouts.

Stockées au fond des bateaux, elles sont même un élément clé de la prospérité de la Grèce antique. Rappelez vous que l’huile d’olive est, avec le vin, l’un des tout premier produit que les Phocéens, ces Grecs d’Asie mineure, apportent en Gaule par Marseille au VIème siècle avant JC. Quant au stockage de l’huile, les anciens n’avaient rien à envier à nos grandes cuves modernes puisque l’on a retrouvé à Chypre des grandes jarres datant du XIIIème siècle avant JC capables de contenir 50 000 litres !

Quelques pitharia et l’église de Thrapsano prises en photo par Pierre C. que je remercie. Merci aussi au passage à Jean-Pierre B. qui a inspiré cette lettre !

Partout où il y a de de l’argile, les artisans potiers s’installent, comme à Thrapsano, au centre de la Crète. Jusqu’à aujourd’hui, ce petit village est l’épicentre de la production crétoise de pitharia. Il faut dire, grâce à la présence naturelle d’argile et de bois en quantité pour alimenter les fours, sa localisation est idéale. La légende dit même que les potiers de Thrapsano seraient des descendants directs de premiers potiers minoens… du IIIème millénaire avant JC.  Ça ne coûte rien d’y croire, et je ne suis pas du genre à laisser passer une belle histoire.

Pendant des siècles, la vie des potiers de Thrapsano est organisée en fonction des saisons : pendant l’été, ils produisent sur place leurs grandes pitharia puis, quand vient l’automne, ils partent les vendre à dos d’âne. Mais ce transport chahuté fait la terreur des potiers qui risquent de tout perdre à chaque mauvais virage. C’est pourquoi un proverbe local affirme « Tout le monde craint Dieu, et les Thrapsaniotes craignent les murs ».

Encore aujourd’hui, le commerce des pitharia fait la fortune de la ville. Au mois de juillet s’y organise un festival de la poterie et si vous n’avez pas la capacité de repartir avec une jarre volumineuse, vous pouvez visiter le joli musée de la céramique. 

* Ou plutôt je laisse Jean-Pierre Brun, professeur au collège de France et archéologue spécialisé dans les techniques et économies de la Méditerranée antique, vous expliquer. 

Et si vous êtes à Marseille et que cet article vous donne envie de mettre les mains dans la terre, venez me voir à l’atelier Déméterre !

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