Des Jeux et des Dieux

À l’instant où vous recevez cette lettre, 206 délégations internationales s’apprêtent à fouler la piste flambant neuve du stade olympique de Tokyo pour la cérémonie d’ouverture de la XXXIIème Olympiade. Et comme le veut la tradition, c’est la Grèce qui ouvre le défilé.

Et ce n’est que justice car ce pays entretient avec l’olympisme un lien très singulier.

Commençons par le commencement. Les premiers Jeux Olympiques ont lieu en 776 avant JC, il y a près de 3 000 ans. Leur origine est mystérieuse et, une fois de plus, l’histoire et les mythes se mélangent.

Un récit souvent évoqué est celui du héros Pélops, ancêtre des Atrides qui donna son nom au Péloponnèse. Amoureux de la princesse Hippodamie, il demande sa main à son père Oenomaos, roi d’Elide, à l’ouest du Péloponnèse actuel. Seulement, le souverain n’a nulle intention de laisser partir sa fille chérie si aisément. Dans l’espoir de contrarier toute velléité chez ses prétendants, il édicte une loi : seul celui qui pourra le battre lors d’une course de char aura le droit de prétendre au mariage. Gare aux perdants ! Ils seront décapités par Oenamos lui-même. Mais notre héros-amoureux ne se dérobe pas et accepte le défi. Courageux mais pas téméraire, Pélops se rapproche d’abord de Myrtilos, l’écuyer d’Oenamos et le convainc de l’aider. Celui-ci accepte, négociant au passage la moitié du royaume et une nuit avec Hippodamie* et change une pièce du char du roi par de la cire. Au premier tour de piste, celle-ci fond et le roi se retrouve traîné par ses chevaux avant de mourir sous les yeux horrifiés de sa fille. Pour se faire pardonner de sa trahison, Pélops institue alors les Jeux Olympiques. L’histoire ne dit pas si Hippodamie fut touchée par ce geste mais on se permet d’en douter.

Pélops et Hippodamie, Ier siècle après JC

Pindare, lui, attribue leur fondation à Héraclès : après avoir tué Augias qui lui refuse un salaire en échange d’avoir nettoyé ses fameuses écuries, notre demi-dieu aurait établi des jeux pour honorer son père, Zeus. Pausanias, enfin, évoque aussi un Héraclès, mais un homonyme du dieu superstar aux douze travaux : une divinité énigmatique du Mont Ida de Crète, qui serait venu à Olympie pour s’entrainer à la course avec ses frères.


Douze siècles de Jeux

Les Jeux eux-mêmes sont décrits par le menu par le géographe-voyageur du 2ème siècle après JC Pausanias dont les récits sont la source écrite principale des historiens. Dans les dix tomes de son oeuvre majeure sobrement intitulée Description de la Grèce, rédigée en 174 de notre ère, il témoigne de sa visite à Olympie, raconte les épreuves et l’histoire des Jeux.

Comme le montrent les travaux de l’historienne Monique Clavel-Lévêque, le point de vue de Pausanias permet de comprendre l’importance politique des Jeux dans le monde grec antique. Ce Grec d’Asie Mineure raconte en détail les origines géographiques des vainqueurs, l’importance de leur victoire quand ils rentrent dans leurs cités d’origine et insiste sur l’unité culturelle que forme ce monde grec, pourtant déjà en déclin alors qu’il rédige sa Description de la Grèce. Une unité forgée autour de valeurs communes « de domination de soi, d’intégration dans ce monde réglé, de différences et de violence maîtrisées »**.

Fantasme d’un nostalgique chauvin ou réalité historique ? La rhétorique de l’unité de l’identité grecque a souvent été débattue entre historiens et historiennes. Mais tous et toutes s’accordent pour affirmer que les Jeux étaient bien plus qu’un simple rassemblement sportif. Comme l’affirme Jean-Pierre Vernant, « quand les Grecs se rassemblent à Olympie, c’est indissolublement un spectacle, une fête, une grande foire où se rencontrent des cités différentes et un pèlerinage sacré ».

L’historien Paul Christesen, spécialiste de la Grèce antique dans la prestigieuse université de la « Ivy League » Dartmouth, étudie lui aussi les Jeux Olympiques comme marqueur fondamental de l’identité grecque. Ces jeux viennent, selon lui, combler un besoin d’unité créé par l’explosion géographique de la civilisation hellénique. Contrairement à la civilisation égyptienne, rassemblée aux bords du Nil, la Grèce est constituée de milliers de cités et territoires qui s’étendent de l’actuelle Marseille à l’Asie Mineure en passant par Carthage en Afrique du Nord. Traverser la Méditerranée et participer aux Jeux une fois tous les quatre ans semble donc être une façon d’affirmer son identité, de répondre à la question “Qu’est-ce qui fait que je suis Grec ? ».  De faire Nation en déclarant haut et fort ce qui les rassemble : des Dieux et Déesses, des mythes, une langue, le grec, ainsi que des des valeurs communes. 

Parmi ces valeurs, la vertu et le courage semblent régner. Et si vous aviez manqué le mémo, vous étiez vite rappelé à l’ordre en arrivant à Olympie. Avant d’entrer dans le stade, pas d’autre choix que de passer devant les Zanes, ces statues de bronze à l’effigie de Zeus sur lesquelles étaient inscrits les noms des tricheurs des précédentes éditions ainsi que la nature de leur forfait. Au programme : corruption mais aussi lâcheté car ne pas se présenter à une épreuve par peur de l’échec est tout aussi déshonorant que de pervertir un juge avec quelques amphores d’huile d’olive. Mieux encore, ce sont les fraudeurs eux-mêmes qui doivent payer la réalisation de la statue. Plutôt ironique pour un concours dont le mythe fondateur concerne justement une affaire de tricherie. 

Cette glorification des valeurs de l’olympisme, qui devient synonyme d’hellénisme, explique pourquoi de nombreux athlètes deviennent des figures politiques éminentes de leurs cités quand ils rentrent vainqueurs des Jeux. Toutes les cités et provinces de Grèce respectent l’institution olympique au point qu’une trêve est vite instaurée en amont et en aval des Jeux permettant aux athlètes de traverser tout le monde grec sans être inquiétés.

Et pour comprendre l’importance qu’ont pu avoir les Jeux Olympiques antiques, il suffit de s’arrêter sur la chronologie. Les Jeux sont interdits en 394 par l’empereur romain Théodose Ier, converti au christianisme. Il y a donc près de deux douze siècles qui séparent leur fin de leur création. Pour vous donner un élément de comparaison, si nous voulons faire au moins aussi bien avec nos JO modernes, il faudrait qu’ils soient maintenus jusqu’en… 3 066 ! 

Aujourd’hui encore, l’identité grecque s’émancipe totalement de la notion de territoire. Le droit du sang par exemple permet à quiconque de demander la nationalité tant qu’il ou elle peut justifier que ses parents ou grands-parents étaient grecs. Peu importe d’ailleurs si ses ancêtres n’ont jamais mis un pied en Grèce ! Cette particularité s’exprime aussi fortement quand il s’agit de la diaspora. Il ne serait pas surprenant, dans les rues d’Athènes, d’entendre parler avec fierté du “Grec d’Amérique” Pete Sampras ou de Maria Callas bien qu’aucun des deux ne soient nées en Grèce. On a pu voir un exemple amusant de cette filiation nationale sans limite avec l’athlète Alexis Pappas qui participa aux Jeux de Rio en 2016 avec la délégation grecque malgré le fait d’être née en Californie d’une mère américaine et d’un père né aux États-Unis. Il faut remonter à son grand-père paternel pour retrouver un lien avec la Grèce. Mais qu’importe, elle s’appelle Pappas et elle a explosé le record national du 10 000 mètres. Ça vaut bien un passeport, non ?

* Mal lui en coûta, Pélops peu partageur le tue immédiatement après sa victoire, lui laissant tout de même le temps de maudire toute sa lignée. 
** Pausanias et la mémoire olympique de Monique Clavel-Lévêque et Marie-Madeleine Mactoux

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