Confiné.e.s dans l’huile – Épisode 10

Deuxième partie

Voici la partie II de notre grand reportage 100% consacré à une île complexe : Lesbos ! 

TEASER : Dans cette lettre, vous découvrirez l’origine du dicton “fuit la elle te suivra, suis la elle te fuira”

Une petite carte comme hors d’oeuvre pour se remettre les idées en place : 

Sappho le coup de la connaître*

La grande star de l’île est la poétesse Sappho qui y vit entre le VIIème et le VIème siècle avant JC. 

Citée par plus de cent auteurs anciens, elle exerça une influence capitale sur l’art antique mais c’est surtout à sa sexualité que Sappho doit sa notoriété. Dans ses poèmes, souvent dédiés à la Déesse Aphrodite, elle invoque ses amours et se met en scène avec d’autres femmes. La lecture de son oeuvre a connu de grandes variations d’interprétations au fil des siècles et des évolutions sociales et culturelles. Tantôt perverse, sulfureuse ou libératrice, notre regard en dit bien plus long sur nous que sur elle. Finalement, Sappho l’aristocrate se contentait de reproduire un comportement en toute conformité avec son milieu social : mariée, elle entretenait ouvertement des relations sensuelles avec des personnes du même sexe. N’est-ce pas la norme en Grèce Antique où la pédérastie s’érigeait comme un outil de formation des élites ? Pas tant que cela en fait car c’est le fait d’être une femme qui rend ses écrits tout à fait uniques.

Image promotionnelle du Met de New York montrant deux danseuses devant la statue de Sappho du sculpteur français Prosper d’Épinay (1895) que j’ai trouvé fort à propos.

Je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’elle est à l’inventeure du fameux dicton « fuit la elle te suivra, suis la elle te fuira » fort usité par les apprentis amoureux dans les cours de lycée**. Voici la version originale, extraite de son Ode à Aphrodite (c’est la Déesse qui lui parle) : 

Quelle Persuasion veux-tu donc attirer vers ton amour ? Qui te traite injustement, Psappha ? Car celle qui te fuit promptement te poursuivra, celle qui refuse tes présents t’en offrira, celle qui ne t’aime pas t’aimera promptement et même malgré elle. 

Sappho ne se contente pas d’inspirer l’étymologie d’un mais de deux adjectifs de notre belle langue française : saphique, vous l’aurez deviné ainsi que lesbienne, dérivé de Lesbos, l’île où elle a vécu. « Lesbienne » est d’abord employé pour parler d’elle, dans le sens premier de « personne célèbre de Lesbos ». À partir du IXème siècle, l’adjectif est utilisé dans le sens de « homosexuelle », ce qui atteste , vous en conviendrez, de la puissance de son impact culturel. 

Revoici notre statue de Sappho du sculpteur français Prosper d’Épinay. Je vous propose de porter une attention toute particulière à la position des doigts de pieds, qui semble trahir la grande liberté du modèle.

Deux îles, un destin

Commençons par un rapide rappel historique avant de se plonger dans la période qui nous intéresse ici, celle qui marque l’avènement de la nation grecque au XIXème siècle. 

De 1453 à 1832, l’empire Ottoman domine la plus grande partie du territoire grec. Mais cette occupation est graduelle : certaines îles n’intègrent l’Empire que bien après la chute de Constantinople de 1453. C’est le cas de la Crète qui reste sous domination vénitienne jusqu’à la moitié du XVIIème siècle. Lesbos, elle, est attaquée par les turcs dès 1455 mais l’attaque est repoussée. Deuxième tentative en 1462 quand les troupes de Mohammed II assiègent l’île qui finit par tomber au bout de 14 jours de combats. À leur arrivée sur l’île, les Ottomans massacrent une grande partie de la population et confient à Smyrne le contrôle de l’île. 

Les frontières grecques de 1832 à aujourd’hui. 

En 1821, quand éclate la guerre d’indépendance grecque, les deux îles sont donc sous contrôle ottoman. Sur un territoire aussi morcelé, difficile de mener une guerre avec un front uni. Pourtant cette division géographique fait la force des insurgés car le soulèvement se propage très rapidement aux îles, notamment de la mer Égée, ajoutant une dimension navale à un conflit terrestre. Les armateurs issus de la bourgeoisie transforment leurs navires commerciaux en navire de guerre et grâce à eux, la majorité des îles prennent rapidement part au conflit. Lesbos est envahie par l’armée indépendante grecque en juin 1821 grâce à une rébellion locale qui fait tomber les positions turques, soit moins de trois mois après le début de la révolte. Parallèlement en Crète, la rébellion éclate fin juin 1821. Ce soulèvement est écrasé dans le sang par les troupes égyptiennes de Mehemet Ali, vassal du sultan Turc.

Carte réalisée par l’armée grecque en 1999

Pourtant, le traité de Constantinople de 1832 qui marque la fin de la guerre d’indépendance et la naissance de la nation grecque ne concerne pas tout le territoire insurgé. La Crète et Lesbos, comme de nombreuses autres régions pourtant entrée tôt en rébellion, en sont exclues. Car ce traité n’est pas un accord entre la future nation grecque et l’Emipre Ottoman : se sont les grandes puissances européennes (Royaume-Uni, France et Russie) qui siègent à la table des négociations à la place de la Grèce face à l’empire Ottoman. Et les intérêts commerciaux et diplomatiques des puissances occidentales ne sont pas oubliés ! Craignant une déstabilisation des routes commerciales, le Royaume-Uni refuse que les îles situées aux endroits les plus stratégiques, Lesbos et la Crète en premier lieu, fassent partie de ce nouvel État dont la loyauté est encore à prouver. 

Les deux îles redeviennent grecques seulement en 1913, soit 81 ans (quatre générations !) après l’indépendance grecque. Comme on le constate sur la carte, c’est le dicton « loin des yeux (ici traduisible par Péloponnèse), loin du coeur » qui semble prévaloir… Cette attente est difficile à comprendre quand on connait le très fort sentiment d’appartenance des habitants des deux îles à la Nation grecque. La fête de l’indépendance qui commémore le 25 mars 1821 y est d’ailleurs largement célébré. Comme quoi, aux îles bien nées, le patriotisme n’attend point le nombre des années*.

Carte qui célèbre l’arrivée des nouveaux territoires dans la “nouvelle Grèce” (Η νέα Ελλας) de 1912. On y aperçoit la Crète tout en haut et Lesbos à gauche (vous ne comprenez rien à cette carte ? Essayez de retourner votre ordιnateur, téléphone intelligent ou tablette et tout fera sens de nouveau).

*Emprunt honteux à Corneille, mais il me fallait bien une conclusion un peu chic 

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